« LA PRÉCARITÉ CRÉE DE LA VIOLENCE ET DE L’INSÉCURITÉ. PAS PARCE QUE LES PRÉCAIRES SONT NÉS VIOLENTS, MAIS PARCE QU’ILS ONT SUBI TELLEMENT DE VIOLENCES QU’À UN MOMENT DONNÉ, C’EST DIFFICILE DE NE PAS RENDRE CETTE VIOLENCE. »

Alors, je suis rarement dans mon bureau. C’est un métier de liens pour représenter les métiers du lien. À la Fédération des Services Sociaux, on bosse essentiellement avec les travailleurs sociaux pour réfléchir à la fois comment agir mieux sur le terrain auprès des personnes en difficultés et en même temps construire nos revendications politiques.

La précarité c’est le résultat d’un système économique qui fabrique de la pauvreté.

Face à un gouvernement de plus en plus sourd à nos revendications plutôt que de s’opposer les uns aux autres, on s’est serré les coudes pour avancer sur un front ensemble. Je trouve que ça fonctionne bien. On a pu mettre ensemble nos regards et nos expertises. Et depuis la crise [Covid] évidemment cette « solidarisation » des combats a encore pris un plus grand essor.

Je ne dis pas que l’on parvient mieux à se faire entendre car on est quand même sur un terrain politiquement qui pose beaucoup de questions et fait beaucoup de débats. Mais à la fois sur la crise sociale, la crise écologique, la crise économique, la crise migratoire, l’accès à nos services, la préoccupation pour que nos services soient plus accessibles, la question de la santé, la question des hôpitaux…en fait c’est probablement tous les acteurs qui partagent autre chose que le gain économique. Qui partage ce souci de l’humain et encore plus quand il est fragile. Encore plus quand il est invisible.

Quand des personnes précaires servent dans notre société à montrer que si on ne se bouge pas assez, voilà ce qui va vous arriver. C’est Patrick Declerck qui est un auteur que j’aime beaucoup qui dit : « C’est la fonction d’un sans-abri. Quand vous partez au boulot tous les matins – même si vous luttez [déjà]- que vous vous rappeliez chaque jour que si vous décrochez, voilà ce qui risque de vous arriver. »

On est dans une société où il n’y a pas d’emploi pour tout le monde, mais le fait qu’il y ait beaucoup de monde à l’arrêt de bus, oblige les personnes – même si elles sont très mal installées dans le bus – à y rester. Tout ça, a une fonction et est assez terrible parce que l’on voit aujourd’hui – les travailleurs sociaux témoignent beaucoup de ça – des personnes qui se sentent coupables de leur précarité. Qui se sentent « surnuméraires » c’est un concept de [Robert] Castel qui dit que dans la société, il y a des surnuméraires. Ça veut dire des gens totalement inutiles. Ceux qui sont éjectés du système, qui sont totalement inutiles en termes de productivité et à qui on fait ressentir sans cesse qu’ils sont surnuméraires. Jusqu’au jour où eux-mêmes se sentent surnuméraires.

Je trouve que c’est assez terrifiant comment une idéologie politique néolibérale et toute cette idéologie de l’État social actif – les gens doivent se bouger, si tu bouges, tu trouveras – a percolé à tous les étages jusqu’aux gens eux-mêmes qui finissent par tenir des discours de soit se culpabiliser, soit de culpabiliser la personne sur la chaise voisine de la salle d’attente du service social en disant : « Vous savez, moi je ne suis pas comme eux. » « Eux », on les a tellement stigmatisés et avec cette crise, on voit de manière évidente qu’il y a toute une série de personnes qui vont aller rejoindre les rangs de ces « surnuméraires  » parce que la crise économique est là, qu’il y aura encore moins de boulot si on ne change pas la dynamique du marché de l’emploi.

Ça veut dire que l’on continue la dégressivité du chômage. On va continuer avec des contrats d’intégration sociale dans les CPAS où les personnes doivent montrer leur motivation à sortir de leur précarité. Je trouve ça effarant.

Le social, pour une série de politiciens qui connaisse peu ces matières, ça reste de la charité.

Moi, ça fait des années que je travaille dans le secteur et je passe mon temps à discuter avec des travailleurs sociaux, avec des travailleurs de terrain, avec des psys, des psychiatres, des gens avec qui on partage énormément de valeurs. Mon étonnement a aussi été lié au fait que pour moi par exemple je vivais comme une évidence que tout le monde était indigné des longues files qu’on a vues tout au long de la crise pour aller chercher un colis alimentaire, ben, je me suis rendue compte que cette indignation n’était pas partagée par l’ensemble des politiques autour de la table.

On n’étale pas sa pauvreté comme on étale sa richesse. La pauvreté se cache là où la richesse ouvre tout grand les poumons.

La précarité crée de la violence et de l’insécurité. Pas parce que les gens précaires sont nés violents, mais parce qu’ils ont subi tellement de violences qu’à un moment donné, c’est difficile de ne pas rendre cette violence.

CÉLINE NIEUWENHUYS – https://vimeo.com/500497240

PHOTO : COLLECTIF KRASHNY – http://www.krasnyicollective.com/