« C’EST COMME IMAGINER DES CORPS D’ENFANTS BLANCS ÉCHOUÉS SUR LES PLAGES MÉDITERRANÉENNES. ENCORE UN RETOURNEMENT QUI DÉSHABILLE LE MONDE. » (PARTIE 1)

Une autre manière de voir cette barbarie dans le fait qu’elle n’est pas vraiment définie, elle n’est pas détaillée, etc., est que c’est un feu intérieur. Ce feu, je le vois un peu comme de l’uranium. C’est de la bombe quoi. Ça peut être utilisé pour faire de l’électricité. Ça peut être utilisé pour faire Hiroshima. Ça peut finir en déchet. Et puis quand c’est utilisé comme une arme, le fait de ne pas le définir complètement [ce mot barbare] ça nous donne de la puissance en fait. Peut-être pas du pouvoir mais ça nous donne de la puissance dans le sens où c’est une arme de dissuasion. Attention, il y a le feu quoi ! vous ne l’avez pas éteint. Je ne sais pas si tu es d’accord avec cette manière de voir.

J’avais envie moi de parler de ma propre barbarie. Toi, quand tu as retrouvé cette phrase de Kateb Yacine – que je trouve superbe – quand il dit : « En fréquentant les Blancs, il faut que je Reste Barbare. Je sens qu’il faut que je Reste Barbare » en fait, ce qu’il dit c’est que « Je vais m’intégrer en eux et que je vais disparaitre » et donc, du coup pourquoi ça m’a beaucoup plue que tu aies fait ressurgir cette phrase c’est parce que moi, je me souviens très, très bien le moment où la première fois je me suis dit la même chose que Kateb Yacine « Il faut absolument que je Reste Barbare ». Je dois « Rester Barbare ». C’est une anecdote une toute petite barbarie.

C’est comme ça que je commence mon militantisme. C’était vers 2003-2004. On venait de subir à la fois le 11 septembre, mais également l’affaire du voile en France. On était en plein dans l’affaire du voile et c’est à ce moment-là que je commence à militer, que je rentre dans des collectifs où il y a beaucoup de Blancs, beaucoup de gauchistes. Des gens tout à fait sympathiques puisque ce sont des gens qui se mobilisent pour lutter contre la loi sur les signes religieux. Ces gens en France étaient une minorité. Je n’étais pas du tout politisée. Je venais d’un milieu complètement apolitique tout en ayant une conscience de postcolonisée. Je rencontre le monde de la gauche blanche. Je rencontre un milieu qui féminise les mots : « e,e,e tatata… ». Bon, ça à la limite ce n’est pas grave puisque je comprenais intellectuellement la question du sexisme, du patriarcat…pourquoi la langue est sexiste, etc. Tout le monde féminisait les mots. Je venais d’un monde où ça n’existait pas. Je rentre dans ce monde-là. Mais ce n’est pas ça le choc. Le choc c’est de voir des mecs arabes dans ce milieu qui féminisent les mots. Mon choc c’est quoi ? Mon choc c’est mes frères, des gens que je connais dans ma vie sociale avec lesquels j’ai grandi et qui ne sont pas capables de faire leur lit. Ils ne font pas la vaisselle, mais ils sont en milieu « Blanc » et ils féminisent les mots. J’observe cette chose très curieuse. Je vois ce truc et j’ai juré « wallah, jamais je ne féminiserai les mots. »

Deux ans après, on fait les Indigènes de la République et [puis] le Parti des Indigènes de la République à l’honneur de vous dire qu’il n’a jamais rien féminisé. On n’a jamais féminisé les mots parce que ce que j’ai pu voir chez les mecs, c’est la force des  « Blancs » c’est-à-dire leur côté sorcier. Nous, ce que l’on est incapable de faire en tant que filles avec des mecs de notre communauté, eux ils le font comme ça [bruit de claquement des doigts]. Ce que je veux dire par là, c’est qu’en fait c’est du « fake ». Ils mentent. Ils jouent le jeu. Moi, je refusais ce mensonge. Il faut absolument que je me sauve de ça alors que les raisons intellectuelles, elles sont justes. Elles sont bonnes. Je comprends parfaitement bien la mécanique [féminiser les mots] mais je vois autre chose derrière. Et le côté « fake » de l’intégration, je le vois également. Je sais que c’est du mensonge. Je sais que l’on se grime et qu’on est faux.

Et bien le premier acte de « Rester Barbare » c’était ça. C’était refuser cette intégration par le féminisme et par tout ce que vous voulez je veux dire. Peu importe le moyen. Au final, le geste des Indigènes de la République me semble-t-il a philosophiquement toujours été de dire :  « Il faut Rester Barbare ». Il faut creuser l’incompréhension. Le simple fait d’avoir dit, d’avoir lancé comme ça : « Nous sommes les Indigènes de la République » ça pose des questions. Ça creuse l’incompréhension. On aurait pu dire : « On veut lutter pour la citoyenneté. Nous sommes les citoyens de la République » bon, ça fait « plouf ». Les Indigènes de la République ça voulait dire : votre belle République – Liberté, Égalité, Fraternité – ben il y a des Indigènes à l’intérieur. En fait, il y a des non-citoyens et ça, c’était quelque chose du régime de la vérité. C’était ça : « Rester Barbare ». Et tout le long des Indigènes de la République, on a refusé de jouer. On a toujours dit la vérité.

Si on dit qu’une société est structurellement homophobe. Elle est structurellement raciste. Elle est structurellement antisémite et bien nous serons absolument tout ça et on ne va pas se cacher. On va dire : « Nous sommes tout ça. » Il va falloir faire avec nous tels que nous sommes et on ne va pas vous mentir.

Je poursuis très vite parce que j’ai eu beaucoup d’occasions de « Rester Barbare » et dans mon livre c’est un concentré. Il m’a paru important puisque c’était mon premier livre d’ y mettre tout ce que j’avais envie d’écrire et tout ce que j’avais appris pendant mes années de militantisme. J’ai tenu précisément à écrire des choses qui nécessairement faisaient de moi une barbare. Nécessairement.

J’ai fusillé  « Sartre », je suis une barbare. J’ai écrit que « je n’irai pas à Auschwitz, je suis une barbare. J’ai dit « mon corps ne m’appartient pas », je suis une barbare. C’est-à-dire qu’en fait vous voyez bien qu’il n’y a rien dans ce que j’ai écrit qui peut accélérer la rencontre avec les Blancs. Au contraire, je ne fais que creuser l’incompréhension. On pourrait presque penser qu’il y a ici un acte suicidaire. On pourrait presque l’interpréter comme un acte qui va vers la rupture. « Je n’irai pas à Auschwitz » pour les bonnes âmes blanches ça ne peut être que la rupture quand tu dis ça. Il n’y a plus rien entre nous. Il y a un point de non-retour. On ne peut plus se parler. Et bien je le faisais en sachant qu’au début ça allait creuser l’incompréhension, mais que j’allais les retrouver plus tard. Pour se parler vraiment.

C’est-à-dire que jusqu’ici vous avez toujours eu des gens qui vous racontaient ce que vous aviez envie d’entendre. Nous, on devait se mentir à nous-mêmes pour vous faire plaisir, pour rentrer dans les normes, pour pouvoir continuer à vous fréquenter. À fréquenter les Blancs. Pour être à la hauteur de ce que vous êtes. « Rester Barbare » c’est juste dire la vérité et se poser en humain face à un autre humain…

RESTER BARBARE DE LOUISA YOUSFI AUX ÉDITIONS LA FABRIQUE + HOURIA BOUTELDJA + MOUHAD REGHIF

PHOTO : AUTEUR – LA LIBRAIRIE MÉTÉORES AU PIANOCKTAIL DANS LE QUARTIER DES MAROLLES À BRUXELLES – LE 28 MARS 2022 À 19H32 –